Par Frédéric Robert
De tous temps, l’être humain a cherché des moyens pour contrer l’inéluctable déclin qui survient avec l’âge: diminution des capacités physiques, diminution des capacités intellectuelles, baisse de la vitalité et de l’énergie, affaissement des tissus, dérèglement et affaiblissement des organes… Cette quête a donné vie à toutes sortes de mythes comme celui de la fontaine de jouvence ou, en Inde, celui de soma, le mystérieux breuvage d’immortalité relaté dans les Védas!
Si l’on peut spéculer à l’infini sur la nature ou l’identité de soma (est-ce une plante unique, une mixture, ou plutôt un concept se référant à un travail alchimique de transformation intérieure?), il n’en demeure pas moins que toute une branche de la médecine traditionnelle de l’Inde est consacrée à préserver l’intégrité de nos tissus, de nos organes et de nos capacités cognitives. Il s’agit des thérapies rasayanas, qui visent à régénérer autant le corps que l’esprit. Nous allons examiner dans cet article en quoi elles consistent précisément et ce qu’elles peuvent nous apporter comme bienfaits.
Rasayana, ça veut dire quoi?
Pour Vasant Lad, la traduction littérale de rasayana est “qui pénètre rasa dhatu”. Rasa dhatu est le premier des sept tissus de l’ayurvéda et correspond au plasma sanguin. Ce dernier est en effet responsable de transporter à tous les autres tissus les substances bénéfiques absorbées dans le système digestif. On peut donc dire que rasa dhatu constitue le véhicule des substances rasayanas. Il en est le moyen, mais non pas la fin.
Pour Robert E. Svoboda, la traduction littérale de rasayana est plutôt “la voie des sucs ou des fluides” et le concept se réfère aux processus qui permettent de restaurer la qualité et la quantité des différents fluides corporels. Il est vrai qu’en vieillissant le corps tend à s’assécher et donc que les substances qui humidifient seront bénéfiques à cet égard. Cependant, comme nous allons le voir plus loin, toutes les substances rasayanas ne sont pas « humidifiantes » de nature.
Dans son sens le plus large, rasa veut dire essence (rasa dhatu peut d’ailleurs être considéré comme l’essence de la nutrition). À cette lumière, on peut définir rasayana comme une substance qui contribue à préserver notre essence. Ce sont des plantes et des aliments qui contribue à ralentir les processus de vieillissement, à restaurer la vitalité et à préserver notre énergie vitale. En résumé, des substances qui ont une action régénératrice.
Les substances rasayanas peuvent ainsi agir de multiples façons :
- nourrir les différents dhatus
- améliorer les fonctions endocriniennes
- améliorer les fonctions cognitives
- fortifier le système immunitaire
- préserver ojas (la forme subtile de Kapha, notre réserve d’énergie vitale)
- rétablir l’homéostasie, c’est-à-dire l’équilibre naturel du corps
- éliminer des déchets comme les radicaux libres (action anti-oxydante)
La marche à suivre
Il n’est pas recommandé de se lancer dans une cure rasayana s’il y a une présence importante d’ama (de toxines). Dans un tel cas, il sera préconisé de commencer par effectuer une détoxification générale de l’organisme. Ceux qui en ont l’opportunité (et la motivation!) pourront s’offrir un authentique pancha karma dans un centre ayurvédique. Le pancha karma est un protocole de détoxification très élaboré (et à certains égards un peu brutal) effectué sous supervision. S’il peut se révéler hautement bénéfique pour certains, il est à noter que le pancha karma ne convient pas à tous. Il peut notamment se montrer préjudiciable aux individus frêles et émaciés.
Une fois le terrain préparé, il existe deux types de thérapies rasayanas.
Premièrement, kutipraveshika rasayana, qui ne permet pas le déplacement et requiert donc de demeurer tout le temps de la cure (jusqu’à trois mois) dans un environnement conditionné (idéalement un centre conçu à cet effet) où l’on va pouvoir se consacrer entièrement à régénérer le corps et l’esprit à l’aide de substances choisies en fonction des visées et de pratiques diverses (yoga, méditation, pranayama).
Le deuxième type, vatatapika rasayana, permet le déplacement et peut donc s’effectuer dans le cadre de la vie de tous les jours. Il sera cependant recommandé d’éviter de manger trop gras, épicé et acide durant le temps de la cure et de se réserver du temps pour la relaxation et la méditation sur une base quotidienne. La consommation d’alcool et d’autres drogues sera également à proscrire. Les substances rasayanas seront prises idéalement le matin, alors que le système digestif est reposé.
Parmi les aliments qui sont considérés rasayanas, on note: les amandes, les noix de cajou, les graines de sésame, les noix de Grenoble, les noix de pin, les graines de lotus, les grains entiers, le ghee (beurre clarifié) et le lait (en autant évidemment que l’on ne soit pas allergique au lactose et de choisir un lait entier et biologique).
Parmi les plantes de la pharmacopée ayurvédique, les grands rasayanas sont l’ashwagandha (Withania somnifera), le shatavari (Asparagus racemosus), le kappikachu (Mucuna pruriens), le shilajit (ce dernier n’étant pas une plante mais plutôt une substance minérale) et le chyavan prash (une confiture faite à base d’amalaki (Phyllantus emblica), un fruit très riche en vitamine C, et contenant de nombreuses plantes toniques dont justement l’ashwagandha et le shatavari ainsi que des épices comme la cardamome et le poivre long). La pharmacopée chinoise n’est pas en reste avec plusieurs grands rasayanas dont le ginseng (Panax ginseng), le rehmannia (Rehmannia glutinosa), le codonopsis (Codonopsis pilosula) et le fo-ti (Polygonum multiflorum) . Dans son livre Adaptogens, David Winston relate un vieux traité chinois datant de 1593 où l’auteur affirme qu’une racine de fo-ti vieille de trois cents ans confère l’immortalité! Encore faut-il évidemment la trouver…
Beaucoup d’aliments et de plantes rasayanas sont lourds de nature. Il faudra donc s’assurer lorsqu’on les consomme de bien soutenir agni, notre feu digestif. Si toutes les épices se révèlent bénéfiques pour la digestion, le gingembre et le poivre sont particulièrement reconnus pour favoriser l’absorption. Quant au pippali ou poivre long (Piper longum), il peut se prévaloir du titre de rasayana pour agni.
Rasayanas pour les dathus
Selon l’ayurvéda, le corps humain est composé de sept couches de tissus (les dhatus) qui sont le produit de la digestion. Ce sont, du plus grossier au plus subtil, rasa dhatu (le plasma, la partie liquide du sang mais aussi tous les autres liquides corporels, y compris la lymphe et le lait maternel), rakta dhatu (le sang, essentiellement la partie hémoglobine), mamsa dhatu (les muscles), medas dhatu (les graisses), asthi dhatu (les os), majja dhatu (la moelle et les nerfs) et finalement shukra dhatu (les fluides sexuels). Chaque dhatu étant un développement de celui qui le précède, ils sont par conséquent interdépendants les uns des autres. La bonne santé de shukra dhatu dépend donc de celles des six dhatus précédents.
Si ce sont les doshas que l’on pointe comme responsables des problèmes de santé, les dhatus représentent pour leur part les sites où ces problèmes vont se manifester. Il importe donc d’en prendre soin. Les substances rasayanas associées aux différents dhatus auront pour action de les nourrir en profondeur et d’assurer leur intégrité. Ce sont des substances qui ont une affinité toute particulière avec ces dhatus en raison de leurs natures similaires. Elles seront donc avisées lorsqu’un dhatu est en déficience et non pas en excès.
Dhatus | Rasayanas spécifiques |
Rasa (plasma) | Shatavari, dattes, lait |
Rakta (sang) | Amalaki, bhringaraj |
Mamsa (muscles) | Ashwagandha, bala |
Meda (graisses) | Guggul, shilajit, guduchi |
Asthi (os) | Prishnaparni |
Majja (moelle et nerfs) | Calamus, gotu kola, shankhapushpi |
Sukra (fluides sexuels) | Ashwagandha, shatavari, kapikacchu (mucuna) |
Ojas ou la quintessence
Ojas est la forme subtile du dosha Kapha, associé à l’élément eau et donc à tous les liquides corporels. Plus particulièrement, il est vu comme l’ultime essence des fluides reproducteurs et, à cet effet, il est parfois considéré comme le huitième dhatu.
Ojas signifie littéralement vigueur. En lui réside notre énergie vitale et la force première de notre immunité. Si ojas diminue naturellement avec l’âge, plusieurs facteurs peuvent contribuer à accélérer cette baisse: l’excès d’activité (particulièrement l’activité sexuelle), le stress prolongé, une alimentation dévitalisée, l’usage de stimulants et de drogues, les sentiments négatifs comme la colère et la tristesse. Un ojas trop bas engendre les problèmes de santé chroniques et les maladies dégénératives. Nous avons donc tout intérêt à en prendre bien soin!
Outre une bonne hygiène de vie, les aliments et les grands toniques rasayanas que nous avons évoqués plus haut seront tous d’excellents facteurs de consolidation pour ojas.
Rasayanas pour les différentes constitutions
La constitution (prakriti) d’un individu se définit par la prédominance d’un ou deux doshas chez lui (il existe des gens tridoshiques, c’est-à-dire chez qui les trois doshas sont présents à parts égales, mais ils sont plus rares). Les doshas ou humeurs biologiques sont l’expression des éléments en action en nous: Vata pour l’air, Pitta pour le feu et Kapha pour l’eau. Un dosha prédominant aura tendance à s’exacerber alors il faut le surveiller. Si vous ne connaissez pas votre constitution et êtes curieux ou curieuse, vous pouvez consulter un thérapeute ayurvédique ou tout simplement remplir un questionnaire conçu à cet effet.
Contrairement aux dhatus, les substances rasayanas propres à chacun des trois doshas n’auront pas pour but de nourrir mais plutôt de pacifier, c’est-à-dire d’équilibrer le dosha en question. En effet, ce sont lorsqu’ils se présentent en excès que les doshas causent divers problèmes de santé. Ainsi, les rasayanas pour Kapha qui est froid et humide seront plutôt chauds et secs, ceux pour Vata qui est léger et sec seront plutôt lourds et humides etc.
Doshas | Rasayanas spécifiques |
Vata (air) | Ashwagandha, bala (une cousine de la guimauve), haritaki, shankha pushpi, ail (je me permet de mettre un bémol personnel concernant l’ail dans la mesure où cette plante est un hypotenseur et qu’il n’est pas rare pour les gens de constitution Vata de souffrir d’hypotension), shatavari, shilajit |
Pitta (feu) | Amalaki, shatavari, guduchi, gotu kola, bacopa, réglisse, safran |
Kapha (eau) | Ail, acore odorant, aunée, bibhitaki, pippali (poivre long), guggul |
Rasayanas versus adaptogène
Dans son livre Adaptogens, David Winston fait un parallèle entre les concepts d’adaptogène et de rasayana. S’il est juste d’affirmer que les plantes adaptogènes possèdent une dimension rasayana, de par leur action régulatrice endocrinienne sur l’axe HHS (hypothalamo-hypophyso-surrénalien), toutes les plantes rasayanas ne sont pas des adaptogènes. La liste de celles que nous avons évoquées dans cet article le démontre bien.
En fait, on peut scinder les rasayanas en deux catégories: les systémiques (dont font partie les adaptogènes) et les spécifiques, qui vont s’adresser à un dhatu, un organe ou un système en particulier. Le gotu kola (Centella asiatica) et le bacopa (Bacopa monnieri, par exemple, sont considérés comme des rasayanas spécifiques pour le cerveau (bhrama rasayana).
Il existe deux autres concepts en herboristerie occidentale qui peuvent se rapprocher de celui de rasayana, ce sont les toniques de fond et les trophorestaurateurs. Les toniques de fond vont nourrir en profondeur un système particulier, On peut penser à l’avoine (Avena sativa) pour le système nerveux ou la molène (Verbascum thapsus) pour le système respiratoire. Les trophorestaurateurs vont aider un organe à se régénérer. C’est le cas du chardon-marie (Sylibum marianum) pour le foie ou du cordyceps (Cordyceps militaris) pour les reins.
Veillir en beauté
Nous avons la chance de nos jours de vivre beaucoup plus longtemps qu’autrefois. Cette chance peut cependant se transformer en malédiction lorsque notre corps ne répond plus, nous fait souffrir ou lorsque notre mental devient erratique et nous joue des tours. Les thérapies rasayanas peuvent nous permettent d’éviter ces écueils et de préserver notre vitalité au-delà des simples limites imparties par notre hérédité et notre environnement. Qui ne souhaite pas vieillir en beauté? L’ayurvéda nous en offre les moyens!
Références
FRAWLEY, David, RANADE, Subhash, Ayurveda, Nature’s Medicine, Lotus Press. 2001.
FRAWLEY, David, LAD, Vasant, The Yoga of Herbs, second edition, Lotus Press, 2001.
FRAWLEY, David, Ayurvedic healing course for health professionals, part 1 , 2006.
FRAWLEY, David, Soma in Yoga and Ayurevda, Lotus Press. 2012.
LAD, Vasant, Textbook of ayurveda, fundamental principles, The Ayurvedic Press. 2002.
SVOBODA, Robert E., Ayurveda, Life, Health and Longevity, The Ayurvedic Press. 2004.
WINSTON, David, MAIMES, Stevens, Adaptogens, Healing Arts Press, 2007.